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9 décembre 2006 6 09 /12 /décembre /2006 23:48
Dans le pourquoi de ce site, il y a aussi les lettres de mon arrière grand-père à sa femme et l'émotion qu'elles suscitent à chaque lecture.
 
Voici donc seul texte que je connaisse de mon grand père sur son père. Ecrit quatre-vingt ans après les faits, par un homme très méthodique dans son approche, ce texte est très émouvant mais surtout assez étonnant en ce que peu des éléments clés ont été vraiment approfondis. La plaie était probablement toujours vive et, certes, l'objectif n'était pas un livre sur la Grande Guerre.
Quoiqu'il en soit, en créant ce site, j'ai voulu mieux comprendre la situation de mon arrière grand père lorsqu'il écrivait ces lettres et ce qu'il a caché aux siens pour ne pas les inquiéter.
 
Comme on le verra : 
  • Eugène a fait partie d'un départ de réservistes du dépôt le 23 août, date de la dernière lettre de Lyon. On sent qu'Eugène sait qu'il va partir. Sa fiche matricule indique une arrivée aux armées le 24 août mais il semble que premier peloton de réservistes rejoint le régiment le 29 août vers 20h. C'est donc dans la tourmente du Col de la Chipotte qu'Eugène rejoint sont régiment;
  • pas de lettres jusqu'au 12 septembre, date du décrochage des allemands suite à la victoire de la Marne et donc du premier relâchement du 6e RIC
  • Lettre le 20 de Pexonne (et non Péronne), après la "poursuite" des allemands en retraite et juste avant l'embarquement vers les Hauts de Meuse
La retraite de mon grand-père a été en partie consacrée à écrire la monographie de Fillinges. C'est de ce document qu'est extrait le texte ci-dessous. La monographie a été publiée grâce aux efforts de ma mère et de mon frère, aux tomes 110 et 111 des Mémoires et documents de l'académie Salésienne (Annecy, 2005). Qu'ils soient tous vivement remerciés.
L'extrait qui concerne notre sujet est dans le tome 2 aux pages 100 à 105.
 

Souvenirs, Souvenirs...
Me permettra-t-on d’ouvrir une parenthèse personnelle en abordant ce sujet ? Certes j’avais seulement trois ans et quatre mois en ce funeste début d’août 1914 et sept ans et demi quand retentirent les cloches de l’Armistice. Mais certains souvenirs restent indélébiles. Par ailleurs une demi-douzaine de courts « billets » griffonnés par mon père mobilisé dans les premiers jours et quelques témoignages recueillis auprès de mon entourage donnent une idée de la situation d’une famille qui a perdu un être cher.
 
Une famille parmi d’autres
En cette fin de juillet 1914, mon père Eugène Bajulaz, né à Couvette en 1881 et y demeurant, occupe la maison que mon grand-père Julien y fit bâtir en 1882. Il avait appris le métier de menuisier qu’il exerça avec plaisir jusqu’en 1904. Mais cette année là, son frère aîné François, qui aidait ses parents à cultiver leurs champs, se maria et quitta la maison. Mon père dut le remplacer et devint cultivateur à plein temps.
Il perdit sa mère en janvier 1910 et son père en juin 1914. Entre temps il avait épousé en mars 1910 Angèle Berard, née en 1888 et originaire de Scientrier. Fin mars 1911, leur premier enfant vit le jour et fut prénommé Lucien…
En ce milieu d’été 1914, mes parents font donc valoir leur modeste propriété qui compte une vingtaine de journaux(1). Ils possèdent trois ou quatre vaches, une génisse et un cheval. Vers 1912, ils avaient fait construire une étable spacieuse qui leur avait coûté cinq mille francs. En fait d’économies, il ne leur restait plus qu’un billet de cent francs suisses(2). Dernière information d’ordre familial : ma mère attend un deuxième enfant qui doit naître au début novembre(3). Mais sa grossesse la fatigue beaucoup.
C’est l’époque où la moisson bat son plein. Les hommes fauchent les blés aux lourds épis, lient les gerbes, les transportent à la maison. Les femmes, la faucille à la main, font les javelles et les rassemblent en gerbes... On se hâte car le temps de la batteuse et des regains approche...
Mais quand, le premier août en fin d’après-midi, le tocsin retentit, la population comprend que la situation est grave, les cœurs se serrent… Les mobilisables pensent aux leurs qu’ils vont quitter, aux travaux interrompus, aux imprévus qui les attendent. Mais ils s’inclinent devant l’inévitable. D'ailleurs, au fond d’eux-mêmes, ils sont persuadés que la guerre ne peut durer longtemps.
 
La mobilisation et les débuts de la guerre
 
Le départ
Trop jeune pour comprendre ce qui se passait, je n’avais vu, la veille au soir, que des visages graves autour de moi. Le lendemain matin j’entends, de ma chambre située au-dessus de la cuisine, des bruits inhabituels. Un peu plus tard, je me lève sans bruit et me mets à la fenêtre. Tout à coup, je vois passer sur le chemin qui mène à Bonne un petit groupe d’hommes parmi lesquels je reconnais mon père. Ils n’ont pas revêtu leur tenue journalière de travail et portent un sac en bandoulière. Ils disparaissent bientôt derrière un rideau d’arbres...
Quand je descends de ma chambre pour déjeuner, je trouve ma mère en larmes et qui m’embrasse plus longuement que d’habitude...
 
Première lettre de mon père, datée du 7 août
 
«Bien chère Angèle,
Je m’empresse de t’écrire ces deux lignes pour te dire qu’on n’est pas encore habillés(4). Quand nous sommes arrivés le lundi à Lyon, nous nous sommes rendus au fort Saint-Irénée.,. Je pense qu’on y restera un certain temps... Louis Bajulaz, Jovard et Levet, de Bonne, et Montfort de Lossy, et moi-même, nous sommes à la même compagnie(5). Je pense que tu as reçu la carte que je t’ai envoyée mardi..
Je serais bien content d’avoir de tes nouvelles. Es-tu guérie ? Et comment t’en tires-tu toute seule? Dis-moi aussi ce qui se passe chez nous, si on a déjà pris le cheval(6), et comment vous vous arrangez les uns et les autres(7). En attendant de tes nouvelles, je t’embrasse bien fort ainsi que le petit Lucien »


Le fort St Irénée sur une carte postale envoyée en 1915
Les soldats portent tous le patelot d'infanterie de marine et le ceinturon caracteristique
Le port des epaulettes suggere une photo du tout debut XXe
(cliquer pour agrandir) (Farges ed. coll auteur)

Lettre du 15 août
 
« Comme tu ne m’envoies aucune nouvelle, je suis inquiet. Est-ce que par hasard tu n’aurais pas reçu ma dernière lettre? Ou serais-tu dans l’impossibilité de m’écrire ? J’ai grand peur que tu sois malade. Si tu ne peux pas écrire toi-même, fais donc faire ta lettre par quelqu’un d’autre afin que je sache au moins des nouvelles de la maison. Il est vrai que toutes les lettres arrivent avec beaucoup de retard, et même qui se perdent par rapport à la mobilisation qui est par bonheur à peu près terminée.
Ne sois pas trop inquiète pour moi, car je crois que nous resterons à Lyon. Je fais partie d’une compagnie de dépôt qui doit rester pour garder la ville, mais notre régiment actif est déjà parti en Alsace. Enfin prends patience et tâche de m’envoyer de tes nouvelles.
Ton Eugène qui pense à toi et au petit Lucien nuit et jour, et vous embrasse tous les deux... »
 
Lettre du 19 août
 
« Je m’empresse de te répondre pour te dire que j’ai reçu ta lettre lundi; elle est restée six jours en route. 
Tu ne m’as pas dit si tu avais fait rentrer l’avoine.
Quant au blé et au foin, tu peux en vendre. 
Est-ce que tu as reçu des nouvelles de chez vous?(8)
Tu m’as bien fait de la peine en me disant que tu souffrais toujours. Si cela dure trop longtemps, tu seras peut-être obligée d’aller chez vous. Qu’est-ce que tu feras toute seule dans l’état où tu es? Enfin réfléchis à ce que tu as de mieux a faire... »
 
Lettre du 23 août
 
« J’ai bien reçu tes deux lettres ainsi que ta carte. Cela me fait bien plaisir d’avoir de tes nouvelles : je les conserve pour me tenir compagnie en ce moment de malheur. En cas que nous changions de garnison, n’oublie pas de mettre sur l’adresse: « à suivre ». Prends courage. Ne te fais pas trop de chagrin et songe que nous nous reverrons, et que nous serons heureux d’avoir contribué à la défense de notre pays... » 
 
Lettre du 12 septembre(9)
 
« ... En attendant que je puisse faire mieux, je t’écris ces deux mots sur ce modeste bout de papier, car il n’est pas facile de s’en procurer d’autres. Sois tranquille quant à moi, et que ces deux lignes te trouvent en bonne santé. Ton mari qui pense nuit et jour à toi ainsi qu’à notre petit Lucien… »
 
Lettre du 20 septembre(10)
« Je m’empresse de t’envoyer ce bout de lettre pour te dire que je suis toujours en bonne santé. Tu me pardonneras si je ne t’ai pas écrit plus souvent. Je ne le pouvais pas, ne possédant pas de papier et impossible de s’en procurer.
Enfin mieux vaut tard que jamais, et cette fois, j’espère que tu me donneras de tes nouvelles au plus vite, car je brûle de les recevoir, vu qu’il y a un mois que je n’en ai pas reçu. Chère femme, fais comme moi, prends courage et espérons que bientôt nous aurons le plaisir de nous retrouver.
Je suis très inquiet de savoir comment tu te portes et comment tu t’en tires toute seule. Pas une minute ne se passe sans que je pense a toi ainsi qu’à notre cher petit Lucien,
Envoie-moi donc de tes nouvelles, s’il est possible. Cela me tranquillisera un peu jusqu’à mon retour, car il m’est si cruel d’être sans nouvelles de toi. Envoie-moi également des nouvelles du pays, pour savoir comment ça se passe, et ce que vous faites en ce moment. Comment François se porte-t-il au régiment?
Je ne sais pas que te dire de plus pour le moment, car il est défendu de dire exactement où on est. J’ai changé de compagnie, j’ai quitté la 24e compagnie pour la 7 .
Si tu peux m’envoyer un peu d’argent dans quelques jours, cela me ferait bien plaisir, quoique j’aie bien ménagé celui que j’avais emporté.
Alors, ma chère Angèle, je te dis adieu en attendant de te revoir... ».
 
L’obsession du mobilisé
Ces six lettres de mon père, simples et banales dans leur formulation, sont pourtant chargées d’émotion, Il ne manque ni d’amour pour les siens, ni d’amitié pour ses voisins, ni d’intérêt pour ce qui se passe à Couvette, à Fillinges, Scientrier... Il éprouve un besoin lancinant de rester en contact avec la vie, la vraie, celle qu’il a quittée depuis bientôt deux mois. Il est obsédé par la situation dramatique de son épouse fatiguée, accablée de soucis et seule, il pense travaux qui ne peuvent être effectués, au sort de « Bijou », son cheval qui a risqué la réquisition...
Au moment où il écrit sa lettre du 20 septembre, il n’a plus qu’une semaine à vivre... Quant à son épouse qui accouchera un mois et demi plus tard, elle s’installera fin novembre chez ses parents, à Scientrier, en emmenant ses deux enfants, le cheval et une vache. Mais elle reprendra sa place à Couvette vers la mi-mars 1915, poursuivant avec un courage exceptionnel son combat pour la vie.
 
La brève rencontre de deux « pays » dans une zone de combats
C’est un jour de la mi-septembre 1914, dans un secteur de la grande forêt Rambervillers(11). Un groupe de soldats cantonne dans les parages. Parmi eux, Edouard Déluermoz, un cultivateur d’une quarantaine d’années qui habite le lieu-dit La Tire, tout près de Couvette. Il suit distraitement le passage d’un détachement de l’infanterie coloniale. Tout à coup, un cri en jaillit : « Tiens, Edouard !... ». Un fantassin s’approche de lui : ses vêtements crottés et sa barbe hirsute le rendent méconnaissable... Cependant l’hésitation ne dure que quelques secondes: « Pas possible, mais c’est Eugène !... » s’écrie Edouard. Les premiers et rapides propos échangés, mon père évoque les jours terribles que sa compagnie vient de vivre, les tirs meurtriers qu’elle a essuyés... Il montre à son ami son képi et son paquetage troués par des balles. Visiblement démoralisé, il le quitte sur ces mots: « On nous mène à l’abattoir... Nous ne reverrons pas notre Fillinges.. Adieu, Edouard !... »(12)
Mauvaise nouvelle
Les mois passent, - un an peut-être - et pas la moindre nouvelle de l’absent depuis la lettre du 20 septembre. Un jour, ma mère reçoit la visite de Levet, de Bonne, qui avait été affecté au même régiment que mon père, mais dans une autre compagnie. Ma mère lui fait part de son angoisse. Levet lui enlève tout espoir: « Ma pauvre fille, ne compte pas revoir Eugène... ». Et il rapporte ce qu’il a entendu dire. Mon père aurait été enterré vivant : « un obus avait creusé un grand trou, un autre l’avait comblé... »(13)
 
L’avis officiel du décès
Vers le milieu de l’année 1916, ma mère reçoit la visite de François Cheneval, maire de Fillinges, et de Louis Decroux, garde-champêtre. La scène se passe dans la cuisine, dont je revois la table faite par mon père et « l’arche », c’est-à-dire le grand coffre à blé avec son couvercle incliné, auquel mon grand-père tenait beaucoup...
Avec gravité, compassion, et quelque gêne aussi, les visiteurs remettent à ma mère l’avis officiel de disparition de mon père, - avis établi le 21 avril 1916 et ainsi conçu : 
« Le soldat Bajulaz Eugène a disparu le 28 septembre 1914 à Loupmont (Meuse).
Inscrit au tableau officiel à titre posthume:
Médaille militaire
Croix de guerre avec étoile de bronze
Brave soldat. Tombé glorieusement pour la France le 28 septembre 1914 à Loupmont (Meuse) »
 
Je revois le maire et le garde-champêtre restés debout, et surtout ma mère effondrée sur une chaise, le visage inondé de larmes, et tenant dans sa main droite l’avis officiel.
 

Notes
(1) Le "journal" était une mesure agraire couramment utilisée, qui valait dans notre région 29 ares 48 centiares.
(2) La valeur du franc suisse ayant baissé au début de la guerre de 1914, ma mère se hâta de troquer ce billet contre des francs français.
(3) De fait, ma soeur Clara est née le 3 novembre 1914
(4) Les mobilisés n’ont pas encore reçu leur tenue militaire,
(5) Mon père et ses camarades sont affectés au 6 régiment d’infanterie coloniale, 26e compagnie. Par la suite, mon père sera affecté à la 24e, puis à la 7e compagnie.
(6) Allusion à la réquisition des chevaux, Le nôtre nous sera laissé.
(7) Nos voisins se montrèrent très solidaires. Par ailleurs, ma mère embaucha quelques ouvriers pour les gros travaux.
(8) Eugène demande à Angèle des nouvelles de ses parents qui demeurent à Scientrier et de son frère Francois qui est mobilisé.
(9) La lettre du 12 septembre est écrite au crayon, sur un morceau de papier d’emballage de 15 cm de long et 14 cm de large, la correspondance d’un côté, et l’adresse de l’autre. Il rappelle son adresse postale « Dépôt de Lyon », mais il est certain qu’il a quitté la cité rhodanienne pour une zone de combats
(10) La lettre du 20 est également écrite au crayon, sur un mauvais papier déchiré, mais elle est envoyée sous enveloppe. La date est précédée du nom "Péronne", mais celui-ci est soigneusement barré. Est-ce à la fois pour respecter la consigne militaire et ne pas inquiéter son épouse? C'est probable.
(11) Rambervillers est un chef-lieu de canton du département des Vosges, situé au nord de la grande forêt qui porte son nom. 
(12) C'est Edouard Déluermoz qui, revenu sain et sauf de la guerre, nous rapportera ces détails
(13) Levet fit cette visite au cours d'une permission. Il fut tué quelque temps après avoir rejoint son unité.
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